L'intégrale de l'oeuvre pour piano seul de Schumann, en "live" de surcroît, est une denrée fort rare. On a connu celles de Karl Engel, Reine Gianoli, Jörg Demus et, plus récemment, Eric Le Sage... Aucune ne nous comblait vraiment. On se réjouissait d'en espérer une de Catherine Collard, tant cette pianiste que les dieux nous ont enlevée trop tôt était investie du compositeur. Aurait-elle passé la main à Dana Ciocarlie, pianiste roumaine venue rejoindre Paris pour parfaire sa formation auprès de Victoria Melki, Dominique Merlet et Georges Pludermacher ? On retrouve ici, intensément habités et traduits, les idiomes schumanniens, ces termes allemands qui n'ont pas d'équivalents en français : le Fantasieren, l'Humor, la Sehnsucht, cette rythmique aussi, propre à la musique de Schumann, ces mouvances de l'humeur qui semblent improvisées pour traduire une profonde intimité. Dans le livret de la main de la pianiste, elle rappelle une lettre de Schumann de 1828 : "Ce que les hommes ne peuvent me donner, la musique me le donne; tous les hauts sentiments que je ne puis traduire, le piano les dit pour moi". Ce qui nous rappelle une autre phrase de son Journal Intime : "Je ne parlais pas volontiers de musique si ce n'est aux arbres et aux oiseaux". Et si Dana Ciocarlie connaît bien la musique de Schumann pour avoir animé pendant onze ans l'"Atelier du musicien" aux côtés de Jean-Pierre Derrien sur France Musique -où il était souvent question de l'atelier de Schumann, tout autre chose est de l'interpréter, de se laisser totalement habiter jusqu'à se perdre, se fondre dans le compositeur au bord du gouffre tout en gardant la maîtrise du jeu. Du grand art !
La pianiste avoue que l'entreprise d'une intégrale est un peu folle, mais elle était irrésistible pour elle, habitée depuis toujours par l'oeuvre du compositeur. En 1996, elle fut remarquée au Concours Robert Schumann de Zwickau où trente ans plus tôt, Elisso Virssaladze, autre grande schumannienne remportait le Grand Prix. Entre mars 2012 et octobre 2016 elle réalisa son rêve au Palais de Béhague, hôtel particulier du 7e arrondissement, résidence de l'ambassadeur de Roumanie. Quinze récitals en direct sur un excellent Yamaha CFX, une belle acoustique, des captations pour le label La Dolce Volta qui se trompe rarement dans le choix de ses interprètes. Dana Ciocarlie devait captiver le public car on n'entend aucun bruit de salle. Une intégrale indispensable pour pénétrer intimement cet univers bigarré de Schumann dont l'interprète nous confie un fil d'Ariane.
Bernadette Beyne
(Diapason)
"14 heures d'écoute continue d'une intégrale Schumann, et pas une seconde de lassitude. Dana Ciocarlie, son héroïne, arrive à tout tenir, des Fugues au sublime finale de la Fantaisie op.17, de la poésie des Scènes d'Enfants à la tellurique et fantasque Sonate n°3... A aucun moment l'attention ne décroche. Dana Ciocarlie se distingue par un son clair et franc, des nuances subtiles. Les éclats orchestraux s'appuient sur des basses qui, l'espace d'un accord, sonnent comme des "contrebasses". Elle fait chanter le piano sans jamais forcer sa voix, sans jamais non plus confondre confidence et sentimentalité, sentiment et affectation, effervescence et déséquilibre psychologique. Certes les grands Maîtres sont toujours là, et bien là, dans les opus isolés qu'ils ont enregistrés, comme les vivants sont là, eux aussi. Mais à qui voudrait visiter l'œuvre escarpée de Schumann avec un guide inépuisable au regard perçant, Dana Ciocarlie s'impose."
On sait à quel point la Roumanie est une terre d’élection du plus grand piano : Haskil, Lipati, et plus près de nous Lupu, Grigore ou Vieru s’y sont illustrés. Dana Ciocarlie ne dément pas de cette tradition, s’imposant aujourd'hui comme une interprète majeure de Schumann : justesse de ton, engagement expressif, technique qui en fera rougir plus d’un, ce sont là les attributs d’un maître patenté de ce répertoire ô combien fuyant. Nous étions samedi dernier au concert qu’a donné l’artiste au Théâtre des Champs-Élysées à l'occasion de la sortie de son intégrale live chez la
Dana Ciocarlie a l’art du phrasé Schumannien infus. La liberté, la vitalité, la jeunesse intacte font de ses Kinderszenen un moment de pur grâce. Loin des interprètes qui se complaisent dans une sage et poétique distanciation, ou veulent imposer à ses pages leur logique d’adulte, Dana Ciocarlie ne craint pas les légères brusqueries d’humeur, les pirouettes de phrasé. Elle vit pleinement chacun de ses traits, oublieuse de ce qui précède, ne fixant son attention que sur ce qui naît sous ses doigts. Traitées avec tant de caractère, les scènes d’enfant semblent repousser les murs de leur modeste enveloppe. Et la variété d’humeur qu’y met la pianiste donne parfois l’étrange illusion de les découvrir : rien n’est reconstitué, tout est vécu comme au premier jour. Ciocarlie captive avec un Hasche-Mann (Colin-maillard) au séquençage comme improvisé, merveille de vitalité naturelle. Kind im Einschlummern (L’enfant s’endort) trouve en elle une chaleur hypnotique. Elle parvient à préserver une réelle simplicité dans Der Dichter spricht (le poète parle), tirant son relief d’un savant usage des silences.
La voilà bientôt qui donne de la chair à son Carnaval tout en parvenant à préserver l’unité massive de l’oeuvre. Une certaine hardiesse de timbre, doublée d’une verve rythmique (culminant dans une héroïque Marche des “Davidsbündler” contre les Philistins) donne aux épisodes les plus vifs une carrure grandiose. C’est déjà un fait de virtuosité remarquable que de maintenir une telle agilité et limpidité des traits dans partition si touffue ! Mais c’est loin d’être la seule vertu de Dana Ciocarlie. Dans ce qu’on entend, le véritable maître-d’oeuvre reste l’esprit (là où d’autres se laissent “guidés” par leurs doigts). Les oppositions si caractérisées qui font tout le sel de cette oeuvre, ne le seront jamais à outrance : Ciocarlie trouve régulièrement une “troisième voie” au manichéisme (son Florestan prend le temps de la rêverie, Estrella bombe aristocratiquement le torse ).
Dans le Concerto, c’est l’assise profonde, la certitude tranquille qu’elle met à son thème. Ce qui n’empêchera pas sa main droite de s’en échapper régulièrement, voletant gaiement autour de l’édifice. Nul besoin d’accuser les angles, aucune chance de tomber dans la routine, Dana Ciocarlie est une risque-tout de l’expression musicale : il nous suffit d’attendre le Finale pour que tout s’envole sous ses doigts ! Dommage seulement que l’Orchestre Colonne, par son peu de subtilité et d’engagement, brime sans le vouloir la soliste dans son élan. Aurait-il fallu se mettre en frais d’un orchestre moins chiche pour nous présenter ce concerto (et par là même, la soliste) sous son meilleur jour ? Heureusement, tout cela n’est plus qu’un lointain souvenir après une Novelette n°2 joliment déhanchée que nous offre la pianiste en bis, avant de conclure par un clin d’oeil à la Roumanie (Toccata de Paul Constantinescu)
Dana Ciocarlie et l'Orchestre Colonne © Julien Hanck
Dana Ciocarlie et l'Orchestre Colonne
© Julien Hanck
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